2.2.22

Portrait de Florence Guillaume

Florence Guillaume est professeure ordinaire à l'Université de Neuchâtel. En parallèle, elle a créé, en 2020, le LexTech Institute, un centre universitaire ayant pour but d’accroître la collaboration entre les juristes et les informaticiens. Ses côtés enthousiastes et innovants promettent un joli tournant pour le numérique de demain.

Titulaire d’un doctorat en droit international privé de l’Université de Lausanne et d’un brevet d’avocat, Florence a pratiqué le barreau à Genève et à Zurich pendant six ans. En parallèle à sa carrière d’avocate, elle a publié des contributions scientifiques, des articles dans des revues spécialisées et a travaillé à la Conférence de La Haye de droit international privé. Après un passage à l’Office fédéral de la justice à Berne, à la section du droit international privé, elle est nommée en 2006 à l’Université de Neuchâtel comme professeure ordinaire. Florence a occupé la fonction de Doyenne de la Faculté de droit pendant trois ans. Elle est membre du Conseil de l’Université depuis plusieurs années. En 2020, elle a créé le LexTech Institute, un centre universitaire dédié à la recherche et la formation en matière de technologies numériques.

Rencontre avec une chercheuse créative et curieuse, à qui la nouveauté juridique ne fait pas peur.

Quelles ont été les étapes marquantes de votre carrière ?

Mon expérience à la Conférence de La Haye de droit international privé a été déterminante dans mon parcours. J’ai travaillé sur l’élaboration de la Convention sur les titres intermédiés au sein de cette organisation internationale dont l’objectif est de créer des règles uniformes de droit international privé. Cette convention s’applique dans le domaine des marchés financiers internationaux, un domaine très particulier qui nécessitait l’adoption de règles de droit d’un nouveau type. J’ai toujours été intéressée par la création de nouvelles règles de droit pour des institutions juridiques qui sont peu connues ou inconnues de l’ordre juridique suisse. Cette passion a commencé avec les trusts quand j’étais assistante à l’université, un sujet que j’ai étudié à côté de ma thèse de doctorat qui était consacrée aux sociétés internationales. Aujourd’hui, ce sont les questions juridiques qui se posent en lien avec l’utilisation de nouvelles technologies,notamment la blockchain et l’intelligence artificielle, qui m’intéressent tout particulièrement. Pour toutes ces nouvelles thématiques, il s’agit à chaque fois d’examiner une institution juridique qui n’existe pas dans notre ordre juridique et d’imaginer les nouvelles règles qui pourraient s’appliquer afin d’apporter une certaine sécurité juridique, notamment sous l’angle international. C’est ce type de recherche scientifique qui constitue le fil directeur de ma carrière académique.

 

Quels sont les principaux défis et difficultés que vous devez relever ?

Quand on s’intéresse aux nouvelles institutions qui ont des implications dans le droit, le principal défi est de comprendre de quoi on parle, de pouvoir se faire une représentation du mécanisme de base. Ensuite, on doit conceptualiser des règles de droit qui fassent du sens. Par exemple, lorsqu’un smart contract est utilisé pour formaliser une relation juridique, il est nécessaire de comprendre les bases de la technologie blockchain si l’on souhaite créer des règles de droit qui puissent être appliquées en pratique compte tenu des exigences informatiques. En plus, l’utilisation de la blockchain intervient dans le cadre de relations internationales et donc la première question qui se pose est d’identifier l’ordre juridique dans lequel ancrer la relation juridique. Est-ce le droit suisse ou un autre droit qui doit s’appliquer ? Il n’y a pas de régime de droit international uniforme dans ce domaine. Le droit est en retard sur le développement technologique et il en résulte une grande insécurité juridique. Il y a des projets au niveau international pour essayer de fixer des règles de droit communes mais, pour l’instant, elles n’existent pas encore faute d’adoption par les États. Chaque État est en effet libre d’adapter ou non son ordre juridique en adoptant de nouvelles règles de droit.

En Suisse, on est assez en avance au niveau législatif. Le législateur suisse a, par exemple, adopté une nouvelle loi sur l’adaptation du droit suisse aux développements de la technologie des registres électroniques distribués qui est entrée en vigueur début 2021. Cela a permis d’adapter de manière ponctuelle certaines lois pour faire en sorte d’intégrer dans le droit suisse de nouvelles règles applicables à l’utilisation de la blockchain. Il n’en reste pas moins qu’il est difficile de savoir quand la loi suisse s’applique, car la décentralisation des nœuds de la blockchain, avec des ordinateurs qui peuvent être situés potentiellement dans tous les États du monde, complique à l’extrême la détermination du point de rattachement le plus central. Ce n’est que lorsqu’il est possible d’ancrer la relation juridique dans le territoire suisse que le droit suisse est susceptible de s’appliquer. Les questions de droit international privé se posant en lien avec l’utilisation de cette technologie ont encore très peu été explorées. Le principal défi, lorsqu’on veut créer des nouvelles règles de droit pour des institutions juridiques qui sont peu connues ou inconnues de l’ordre juridique suisse, c’est de concevoir des règles qui puissent fonctionner en pratique et qui apportent le niveau de sécurité juridique requis.

 

Travaillez-vous avec des personnes spécialisées dans les nouvelles technologies ? Sur quels sujets ?  

Je travaille avec des informaticiens de manière à me tenir au courant des nouveaux développements technologiques et à mieux comprendre les enjeux de la révolution numérique. L’objectif est de concevoir des règles de droit qui soient neutres du point de vue technologique et qui puissent non seulement s’appliquer à la technologie telle qu’on la connaît aujourd’hui, mais aussi à la technologie telle qu’elle sera demain.

L’année 2021, en lien avec la blockchain, c’est l’année des NFT (non-fungible tokens). Au niveau des règles de droit, on est dans le flou le plus total. Les règles susceptibles de s’appliquer aux NFT ne sont pas conçues pour ce type de bien. Il est par exemple difficile de savoir si le transfert du droit de propriété sur le jeton implique également le transfert du droit sur l’œuvre attachée à ce jeton. Les gens dépensent des sommes importantes pour acquérir des NFT et il faut bien avouer qu’il est difficile de savoir ce qu’ils achètent exactement. De plus, il faut se demander quelle loi de quel État est applicable. La réponse à cette question de droit international privé entraîne des conséquences juridiques importantes. Il peut y avoir un transfert effectif du droit de propriété selon la loi d’un État, mais pas selon la loi d’un autre État. Aujourd’hui, on est dans une très grande insécurité juridique dans le domaine des technologies numériques. Dans le cadre de mes recherches scientifiques, j’essaie d’imaginer des règles de droit qui pourraient être reprises par le législateur suisse de manière à apporter davantage de sécurité juridique.

 

Quelles autres nouveautés vous occupent également dans vos recherches ?  

Un autre sujet d’étude qui me passionne actuellement concerne la résolution des conflits. Je m’intéresse au développement de nouveaux mécanismes de résolution des conflits qui soient disponibles en ligne. Il s’agit d’alternatives à la justice étatique, soit des tribunaux privés en ligne qui sont mis en place pour la résolution des conflits résultant de l’utilisation de la blockchain et dont le fonctionnement est totalement intégré dans la philosophie à l’origine de l’utilisation de cette technologie pour développer une crypto-économie. Ces tribunaux privés, sont composés de juges qui sont des spécialistes de la communauté blockchain (juristes, développeurs informatiques, experts en la matière, etc.). Une décision est rendue en fonction de leur appréciation commune du litige, à la suite de plusieurs votes successifs, selon une procédure faisant intervenir des mécanismes économiques et de consensus inconnus de la justice étatique. Il s’agit encore d’un domaine de niche, mais ces nouveaux modes de résolution des litiges basés sur la blockchain sont en train de se mettre en place progressivement et pourraient constituer une alternative intéressante à la justice étatique.

Je m’intéresse également à la protection de la sphère privée, et notamment la protection des droits de la personnalité dans le numérique. Le droit d’avoir et d’exercer le contrôle sur ses propres données est un droit fondamental protégeant toute personne, quelle que soit sa nationalité ou sa résidence. Il est, à mon avis, important d’adopter des règles claires protégeant aussi l’intégrité numérique de chaque personne active sur internet, de la même manière que l’intégrité physique et psychique de chacun est protégée par le droit. Le droit des personnes numériques soulève également d’autres questions :

Est-ce qu’une intelligence artificielle peut avoir des droits et des obligations ? Est-ce qu’une intelligence artificielle peut être tenue juridiquement responsable de ses actes ?

Autant de questions auxquelles le législateur européen est en train d’apporter des réponses de manière globale en cherchant à concilier la protection des droits fondamentaux des individus et le développement d’une intelligence artificielle digne de confiance. L’approche du législateur suisse dans ce domaine est plus ponctuelle dès lors qu’il s’est contenté de réviser la loi sur la protection des données.

 

Quelle approche privilégiez-vous à propos de ces nouvelles technologies ?

À mon avis, il est essentiel de collaborer avec des personnes spécialisées dans les nouvelles technologies lorsqu’on réfléchit à l’adoption de nouvelles règles de droit applicables dans ce domaine. J’ai participé par exemple à un groupe de travail international composé d’experts issus des milieux juridique et technologique visant à définir un cadre juridique pour les DAO (Decentralized Autonomous Organizations). Les synergies créées entre les différents membres du groupe de travail, provenant de divers horizons, ont permis d’élaborer un projet de loi type sur les DAO proposant un cadre juridique souple adapté aux caractéristiques de cette nouvelle forme d’entités actives principalement sur la blockchain. Je suis convaincue qu’un tel projet n’aurait pas pu être mené à terme sans cette approche pluridisciplinaire.

 

En 2020, vous avez fondé le LexTech Institute, comment ce projet est-il né ?

Le LexTech Institute est né de l’envie d’intensifier la collaboration entre les juristes et les informaticiens de l’Université de Neuchâtel. J’ai fondé ce centre universitaire avec Prof. Pascal Felber pour favoriser les échanges entre les chercheurs de ces deux disciplines dans notre Université. Notre idée de base était de développer un langage commun entre juristes et informaticiens de manière à pouvoir concevoir plus efficacement un cadre juridique cohérent prenant en compte les contraintes technologiques. Très rapidement, le LexTech Institute a attiré l’attention de chercheurs d’autres disciplines consacrant également leurs travaux scientifiques au numérique. Nous avons alors décidé d’intégrer ces autres disciplines dans les thématiques de recherche et de formation du LexTech Institute et nous avons ainsi créé une communauté de scientifiques analysant de manière globale le développement de la société 4.0 dans tous les domaines de recherche spécifiques au numérique. Actuellement, nous avons 8 Labs regroupant plus de 100 chercheurs de l’Université de Neuchâtel.

Nous sommes en train de mettre en place des collaborations scientifiques avec d’autres institutions académiques, d’autres universités suisses et à l’étranger et bien sûr avec le monde de l’industrie. La recherche au sein du LexTech Institute n’est pas seulement académique, mais également orientée vers la pratique. Nous avons un blog sur le site internet sur lequel sont publiés un à deux billets par semaine. Il s’agit d’articles courts traitant de sujets d’actualité en lien avec la révolution numérique qui ont un contenu scientifique tout en étant totalement compréhensibles par chacun. Nous sommes également très actifs sur les réseaux sociaux (LinkedIn, Twitter et bientôt Instagram) et nous allons lancer une chaîne YouTube d’ici à la fin de l’année avec des vidéos présentant de façon simple et accessible des thématiques scientifiques en lien avec les nouvelles technologies dans les domaines du droit, de l’informatique, de l’économie, des lettres et des sciences sociales et humaines.

         

Que pensez-vous de l’écosystème d’innovation neuchâtelois ? 

Je pense qu’il s’agit d’un écosystème très actif et propice à l’innovation. À titre personnel, je suis plutôt proche d’entrepreneurs dans le domaine de la blockchain et je suis très impressionnée par le dynamisme des entreprises neuchâteloises qui utilisent et développent cette technologie. Je pense que Neuchâtel a bien pris le virage numérique et a une carte importante à jouer au niveau suisse et international dans le domaine de la technologie des registres distribués. L’écosystème neuchâtelois de la blockchain est composé de sociétés très performantes et de personnes très qualifiées qui développent des projets novateurs comme NEDAO. A ma connaissance, il s’agit du premier projet utilisant une DAO de façon didactique pour rendre accessible au public les nouveaux instruments issus de la technologie blockchain. Parmi les projets récents, on peut aussi mentionner la société NYM ou la fondation ORIGYN qui me paraissent promises à un bel avenir. Je vois cet écosystème d’innovation comme un prolongement logique de l’industrie horlogère avec laquelle il y a une continuité évidente. Cette tradition de tirer parti de façon experte des nouvelles technologies attire aujourd’hui dans notre canton des acteurs centraux de la blockchain qui permettent à la Suisse d’occuper une place importante dans ce domaine à l’international.

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